En février 1999, Ma Yun, jeune entrepreneur Chinois va rassembler une vingtaine de collègues dans son appartement situé dans l’une des plus grandes villes de Chine. Autour d’un copieux repas, il va leur exposer son idée : Développer un site e-commerce B2B ( business to business) destiné aux Petites et Moyennes Entreprises en Chine. Les collègues de Ma s’empressent de donner leur accord. Il faut dire que Ma, connu en occident sous le prénom de Jack n’est pas le premier venu. Il a derrière lui une expérience non négligeable de pourvoyeur de solutions digitales. Ma sait ce qu’il fait. D’ailleurs, son idée n’est pas nouvelle.
Depuis 1995, et la ruée vers l’or qu’était devenu internet, une spéculation sans pareille entoure les plateformes d’e-commerce B2B, outre pacifique. Les spécialistes américains sont unanimes sur le fait que ces plateformes pourraient générer des centaines de milliards de dollars de chiffre d’affaires.

Mais revenons à Ma et à ses acolytes. En Mars 1999, la plateforme est prête. Elle s’appelle Alibaba, et va rapidement imploser. Au même moment, Outre Pacifique, l’Amérique abrite des dizaines de plateformes du même genre. Certaines existaient même longtemps avant Alibaba. Et pourtant, toutes disparaîtront à l’aube de XXIème.
Comment comprendre que ce qui ait marché en Chine, un pays alors manquait d’infrastructures de télécommunication, n’ait pas marché en Amérique ?
Pourquoi des firmes très puissantes échouent-elles parfois à implémenter des solutions qui semblent à priori géniales, et ce malgré tous les moyens dont ils disposent, et qu’ils mettent en œuvre ?

Pour commencer, il faut comprendre que les entreprises, les institutions et les communautés du monde entier font partie de ce qu’on appelle des systèmes complexes. On parle de système complexe lorsque deux ou plusieurs éléments interagissent entre eux dans un but donné et un espace théorique déterminé.
Et il se trouve que les systèmes complexes ont la particularité d’être « auto-organisés ». Cela signifie qu’ils décident tous seuls, à partir de leurs caractéristiques internes, de l’échec ou du succès des évènements qui se rapportent à eux.
Dit comme ça, cela peut sembler obscur, mais heureusement, ces dernières années de nombreux spécialistes ont étudié le fonctionnement de ces systèmes et ont pu dégager, en ce qui concerne les solutions innovantes, certaines lois dont dépendent le succès ou l’échec, de leur implémentation. Ces lois permettent de comprendre quelles sont les chances pour qu’une solution réussisse à être implémentée dans un système complexe, et donc à prendre des décisions stratégiques adéquates vis-à-vis de celles-ci.
Vous allez tout de suite comprendre. Je vais rapidement exposer quelques unes de ces lois.
( Nb : David Evans explore certaines de ces lois dans son livre MATCHMAKERS).
LOI n°1 : Lorsque deux solutions concurrentes ont exactement le même fonctionnement intrèseque et la même proposition de valeur, la solution qui possède le plus d’adeptes restera la plus utilisée ; et l’écart entre les deux solutions ne cessera jamais de grandir.
Cette loi explique pourquoi malgré les importants moyens mis en œuvre par Microsoft, Bing n’ait jamais pu concurrencer Google. Ce sont tous deux des moteurs de recherche, mais Google avait déjà explosé avant l’entrée de Bing sur le marché. Et l’écart entre les deux solutions ne cessera jamais de grandir ( le nombre d’utilisateurs de Google explosant, tandis que le nombre d’utilisateurs de Bing ralenti..)
Cette loi explique pourquoi WordPress est, et restera toujours, le CMS le plus utilisé au monde, bien que de nombreux CMS tout aussi bons circulent sur le marché.
Elle explique aussi pourquoi cela ne sera jamais une bonne idée de créer un « Facebook Africain » ou un « WhatsApp Africain », à moins de changer complètement la proposition de valeur.
Mais est-ce que cela signifie que les nouvelles solutions ne pourront pas concurrencer les anciennes vu que les anciennes ont déjà suffisamment d’adeptes ? Pour comprendre, intéressons-nous à la loi suivante..
LOI 2 : Pour que les adeptes d’une solution A, décident de changer de bord, pour une solution B, il faudrait que la valeur ajoutée de la solution B par rapport à la solution A soit suffisamment forte pour qu’ils ne puissent pas s’en passer.
En d’autres termes, que votre solution ait des avantages par rapport à une solution concurrente ne suffira pas pour décider les gens à préférer votre solution à celle de votre concurrent. Il faudrait d’abord que la valeur ajoutée de votre solution soit vraiment très, très grande, suffisamment grande pour que les utilisateurs ne puissent pas s’en passer.
Pour comprendre ce point, revenons à l’exemple d’Alibaba.
À l’époque où se déroulaient les évènements relatés plus haut, il était relativement facile pour les entreprises, en Amérique, de communiquer et d’interagir entre elles. Les annuaires téléphoniques, les plateformes d’échange physique ( centres commerciaux et grandes surfaces), l’accessibilité des télécommunications et les infrastructures routières : Autant de choses qui expliquait que l’existence de plateformes d’ecommerce B2B, n’apportait que peu de valeur ajoutée aux PME, de sorte que celles-ci pouvaient parfaitement s’en passer. Or justement, en Chine, ces conditions n’existaient pas. Alibaba a donc réussi à s’implémenter car, elle apportait une très très grande valeur et résolvait un énorme problème pour les PME en Chine.
Si nous essayons de transposer cette histoire dans le contexte béninois par exemple, elle nous permettrait de comprendre pourquoi une solution comme Gozem ne réussira jamais vraiment à conquérir le marché Béninois.
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La proposition de valeur de Gozem se présente comme suit : Gozem se veut un moyen SIMPLE sur et fiable. De se déplacer. Or justement le Bénin est le pays du Zemidjan par excellence. Au Bénin, il est relativement simple de prendre un zem. Il suffit de descendre dans n’importe quelle rue de Cotonou et de lever une main ( simplicité donc). Contrairement au Togo, les zems sont reconnaissables à leur tunique et se font enregistrer à la marie ( fiabilité et sûreté, plus ou moins garanties donc.)
Pour utiliser Gozem par contre, le consommateur a besoin d’un Smartphone, investir une connexion internet et il n’est même pas sûr de trouver un zem proche de chez lui. Dans ces conditions, le faible coût du trajet constitue une valeur ajoutée totalement négligeable et le consommateur moyen préférera toujours utiliser la solution classique plutôt que de s’embarasser d’une application mobile.
Voyons par exemple comment Uber a su se jouer des LOI 1 et 2 pour s’imposer en Amérique.
En raison de la LOI 1, Uber a commencé d’abord à déployer ses activités dans des zones où il était très difficile et très rare de trouver un taxi. Uber n’avait donc pas de réels concurrents. Cette décision stratégique leur a permis de croître dans ces zones avant de s’attaquer aux zones où les taxis étaient populaires. L’inverse aurait certainement freiné la progression de Uber. Une fois « le nombre » acquis, Uber a su jouer avec la LOI 2, en mettant en avant sa proposition de valeur très alléchante : Un moyen de transport simple, sûr et fiable, dans une Amérique où la sécurité est réel problème, ce qui va définitivement exploser la croissance de la startup.
Nb : À l’heure où j’écris ce billet, AfricanCab, le « Uber ivoirien », vient de déclarer faillite. Si vous m’avez bien lu jusqu’ici, vous pouvez déjà deviner les raisons de la faillite de cette startup.
Passons maintenant à la loi suivante.
LOI n°3 : Si la solution implique au moins deux groupes d’utilisateurs différents, le nombre d’utilisateurs doit croître très rapidement dans un délai de temps très court, et atteindre « la masse critique », pour que la solution puisse prospérer.
La masse critique est le nombre d’utilisateurs minimum qu’une solution doit atteindre dans un délai relativement court pour espérer survivre, prospérer et être rentable.
L’existence de cette loi explique pourquoi presque toutes les startups au monde font une « course à la croissance ». Google, Facebook, Amazon, tous ont atteint le million d’utilisateurs en seulement quelques mois. Au delà d’un certain délai, une solution qui n’atteint pas « la masse critique » est condamnée à ne jamais vraiment prospérer.
Le cas Facebook.
Parlons maintenant de Facebook et de ses deux solutions Facebook Shop et Facebook Pay. Avant d’entrer dans le vif du sujet je vais énoncer une quatrième loi.
LOI n° 4 : Les systèmes complexes ne peuvent prospérer qu’au <<bord du chaos>>, une zone où il y a assez d’innovation et en même temps assez de stabilité.
Cette loi explique pourquoi toutes les grosses firmes technologiques au monde ( dont Facebook) se sentent obligées d’innover constamment. Les innovations sont importantes pour permettre aux entreprises de rester compétitives. Grâce aux innovations que Toyota apporte chaque année à sa Camry par exemple, la Toyota Camry est restée la voiture la plus vendue en Amérique chaque année au cours des 20 dernières années.

Et c’est justement ce qu’essaient de faire des firmes comme Apple ou Facebook en innovant constamment chaque année.
Cependant, observez le rythme des innovations chez Facebook. Pour créer de la croissance, les innovations sont nécessaires ( voire indispensables), mais il faut, je le rappelle ( LOI 4), y coupler une certaine stabilité et certaine maîtrise.
Si nous nous alarmons par exemple, aujourd’hui des changements climatiques, c’est surtout parcequ’ils sont survenus ces dernières décennies à des rythmes beaucoup trop rapides. Cela ne laisse pas le temps à l’écosystème de s’adapter pour amorcer le prochain changement climatique majeur.
Les firmes technologiques et les grandes entreprises fonctionnent aussi de cette manière. Et c’est pour ça que les innovations tous azimuts ne leur font pas forcément du bien. La Toyota Camry citée plus haut par exemple, ne s’est pas transformée, en 20 ans en une voiture de course. Elle est restée fidèle à son identité de toujours, et c’est cela la stabilité.
Bien sûr, on ne peut pas créer de la croissance sans faire un certain nombre de tests. Mais ces différents tests doivent avoir une certaine cohérence et pouvoir s’articuler les uns sur les autres au risque d’enfumer l’image de la marque. Plus concrètement, imaginez Facebook comme un rez de chaussée qu’on essaie de transformer en maison à étage. Les innovations sont comme des briques qu’on utilise pour la construction. Si vous jetez les briques pèle-mêle sur le rez de chaussée, vous ne construisez pas une maison à étage, mais un taudis.
Et dans cet amoncellement, des briques, il y en a qui sont devenus totalement inutiles. Depuis le rachat de l’application de messagerie instantanée, Facebook ne sait toujours pas quoi faire de WhatsApp. Pire, il voient en la crise du Coronavirus une opportunité pour ajouter une fonctionnalité « meetings » à l’application au risque de réduire sa fluidité.
Attardons nous un peu sur cette mesure. Quelle est l’utilité de faire des meetings sur WhatsApp ? Combien de professionnels sont prêts à passer leur numéro de téléphone juste pour un meeting vidéo ? Quelle est la pertinence d’une telle fonctionnalité alors que Zoom prend de la largeur et que Google Meet est dans la place ? Et comment bon Dieu peut-on encore considérer WhatsApp comme une application de Messagerie instantanée si elle devient un « skype bis ».
Il y a quelques années, Facebook introduisait la fonctionnalité rooms sur Messenger. Il s’agissait probablement de concurrencer Quora, qui avait à l’époque un succès grandissant. La fonctionnalité permettait de rejoindre des groupes de discussion Messenger en cliquant simplement sur un lien d’invitation ( comme avec WhatsApp). Bien qu’interessante, elle ne fera pas long feu.
Aujourd’hui, Facebook voit en la crise du Coronavirus, l’opportunité de relancer ROOMS, mais sous une nouvelle forme. Désormais, il s’agit fonctionnalité permettant de faire des appels vidéo via Messenger ( quid de la fonctionnalité Meetings sur WhatsApp)?
En moins de 10 ans, Facebook a fait beaucoup de mouvements pour la plupart incompréhensibles. Giphy, Libra ( ou devrions-nous dire Novi ?), Workplace, MarketPlace. Et maintenant, les deux dernières trouvailles de Mark Zuckerberg : Facebook Shop et Facebook Pay.
Pourquoi Facebook Shop et Facebook Pay risquent d’être de cuisants échecs
Il y a quelques jours, Facebook annonce s’être lié à Shopify, la célèbre plateforme de création de sites e-commerce, enfin de lancer Facebook Shops, une fonctionnalité qui devrait permettre aux entreprises de vendre leur produits en ligne. Quelques jours plus tard, Facebook annonce Facebook Pay, une solution de payement qui se veut sécurisée et devrait permettre d’automatiser les payements via Facebook Shops.
Il y a plusieurs raisons de penser que ces innovations risquent rapidement de tourner au fiasco.
Pour commencer, Facebook est censé être tout, sauf un Marketplace, c’est à dire un site de vente en ligne. Facebook sert à connecter des personnes ( peer-to-peer, B2C, B2B). Pas à vendre.
Quand on parle de vente en ligne, on pense essentiellement à Amazon, Alibaba, eBay et autres Marketplace. Mais ce n’est pas tout. Googie est aussi un important Marketplace. Il suffit pour un internaute de faire des recherches en ligne pour tomber sur des publicités ciblés, et d’être conduit vers des sites e-commerce.
Conformément à la LOI 1, on comprend tout de suite que Facebook risque d’être grandement désavantagé dans ce combat de géants. D’ailleurs le réseau social jouit d’une très mauvaise réputation en matière de protection des données et de la vie privée. Cela va se révéler être un réel handicap pour Mark et sa bande.
Mais ce n’est pas tout. Très peu de personnes utilisent Facebook pour faire des recherches sur internet. La plupart utilisent Google. Or, Google indexe rarement Facebook ( à moins que la recherche ne soit réellement ciblée). Cela signifie que la probabilité que les Shops sur Facebook captent des prospects via l’imbound Marketing est très faible. Les entreprises vont devoir dépenser de l’argent pour vendre via Facebook, alors qu’ils en dépensaient déjà pour y faire de la publicité.
Ce que Facebook essaie de faire, eBay, et de nombreuses autres plateformes le font déjà depuis des années, et vu que la valeur ajoutée de Facebook via son innovation est faible par rapport aux solutions déjà existantes ( LOI n°2), il est peu probable que Facebook arrive à atteindre la masse critique en un temps record ( LOI n°3), ce qui signifierait la fin de Facebook Shop.
Facebook veut toujours faire plus, s’attaquer à de nouveaux marchés. Pourtant, il leur suffirait de revoir leur business model pour exploiter tout le potentiel de que représente la marque aux 3 milliards d’utilisateurs.
Comment éviter le fiasco
1) Les CMS
Pour commencer, la décision de Facebook de se lier avec des plateformes comme Shopify ou encore Woocommerce, bien que pas suffisante pour sauver les meubles, est louable. En fait, beaucoup de capital transitent entre Facebook ( tous les réseaux sociaux du conglomérat) et ces plateformes qui peuvent constituer un véritable atout pour attirer du trafic vers les Shops.
Mais pour profiter de cet atout, Facebook devra renoncer à l’homogénéité de son écosystème et s’ouvrir à l’intrusion de Google qui indexe les sites gérés par ces plateformes
2) Le marché Africain
75 milliards de dollars. C’est le potentiel e-commerce de l’Afrique d’ici 2030. Et justement, l’Afrique attendant une solution que Facebook Shops / Instagram Shops/ Facebook Pay pourraient lui fournir. Si Facebook a l’intention d’atteindre rapidement la masse critique, ils devront miser sur l’Afrique. La valeur ajoutée serait énorme ( Loi 2), et Facebook n’aurait pas de sérieux concurrents ( Loi 1). Mais apparemment, pour le moment, cela ne semble pas être la priorité du groupe américain.
Et vous ? Pensez-vous réellement que Facebook Shop puisse révolutionner le commerce en ligne ?